Chapitre I : Nature de la Doctrine Sociale

3. Eléments constitutifs de la doctrine sociale

Les incertitudes encore répandues ici et là au sujet de l'usage du terme " doctrine sociale " de l'Eglise, mais aussi au sujet de la nature elle-même de cette doctrine, demandent une clarification du problème épistémologique, qui est à la racine de ces malentendus. Même si l'on ne prétend pas en ce document parler " ex professe " ni résoudre toutes les questions épistémologiques relatives à la doctrine sociale, on espère cependant qu'une réflexion approfondie sur les éléments constitutifs qui en expriment la nature, aidera à mieux comprendre les termes dans lesquels se pose le problème. De toute façon, il sera bien de se rappeler que l'on se propose ici de préciser ces éléments constitutifs tels qu'on peut les déduire directement des déclarations magistérielles et non pas comme ils se trouvent formulés chez les spécialistes. Il est nécessaire en effet de toujours distinguer la doctrine sociale officielle de l'Eglise des diverses positions des écoles, qui ont expliqué, développé et organisé de façon systématique la pensée sociale contenue dans les documents pontificaux.8

Les éléments essentiels qui décrivent et définissent la nature de la doctrine sociale sont ainsi présentés:9 l'enseignement social de l'Eglise tire son origine de la rencontre du message évangélique et de ses exigences éthiques avec les problèmes qui surgissent dans la vie de la société. Les instances qui sont ainsi mises en évidence deviennent matière de la réflexion morale qui mûrit dans l'Eglise à travers la recherche scientifique, mais aussi à travers l'expérience de la communauté chrétienne qui doit affronter chaque jour diverses situations de misère et aussi et surtout les problèmes posés par l'apparition et le développement du phénomène de l'industrialisation et des systèmes sociaux-économiques qui lui sont connexes.

Cette doctrine se forme par le recours à la théologie et à la philosophie, lesquelles lui donnent un fondement, et par le recours aux sciences humaines et sociales qui lui apportent un complément. Cette doctrine se projette sur les aspects éthiques de la vie, sans négliger les aspects techniques des problèmes, pour les juger avec le critère moral. En se basant sur des " principes toujours valables ", elle entraîne des " jugements contingents ", puisqu'elle se développe en fonction des circonstances changeantes de l'histoire et qu'elle s'oriente vers " l'action ou la praxis chrétienne ".

4. Autonomie de la. doctrine sociale

Bien que cette doctrine sociale se soit formée tout au long du XIXeme siècle comme complément du traité de morale consacré à la vertu de la justice, elle a maintenant acquis une remarquable autonomie due au développement continu, organique et systématique de la réflexion morale de l'Eglise sur les nouveaux et difficiles problèmes sociaux. On peut ainsi affirmer que la doctrine sociale possède une identité propre avec un profil théologique bien défini.

Pour avoir une idée complète de la doctrine sociale il faut se référer à ses sources, à son fondement et objet, au sujet et au contenu, aux finalités et à la méthode: autant d'éléments qui la constituent comme une discipline particulière et autonome, théorique et en même temps pratique, dans le domaine vaste et complexe de la science de la théologie morale, en étroite relation avec la morale sociale.10

Les sources de la doctrine sociale sont la Sainte Ecriture, l'enseignement des Pères et des grands théologiens de l'Eglise et le Magistère lui-même. Son fondement et objet primaire est la dignité de la personne humaine avec ses droits inaliénables qui forment le noyau de la "vérité sur l'homme".11

Le sujet est toute la communauté chrétienne en harmonie et sous la conduite de ses pasteurs légitimes, dont les laïcs aussi, avec leur expérience chrétienne, sont les actifs collaborateurs. Le contenu qui récapitule la connaissance de l'homme, de l'humanité et de la société,12 reflète l'homme complet, l'homme social comme sujet déterminé et réalité fondamentale de l'anthropologie chrétienne.

5. Nature théologique

En tant que partie intégrante de la conception chrétienne de la vie,13 la doctrine sociale de l'Eglise revêt un caractère éminemment théologique. Entre l'Evangile et la vie réelle en effet on a une interpellation réciproque qui, sur le plan pratique de l'évangélisation et de la promotion humaine, se concrétise en des liens étroits d'ordre anthropologique, théologique et spirituel, de telle sorte que la charité, la justice et la paix sont inséparables, dans la promotion chrétienne de la personne humaine.14

Ce caractère théologique de la doctrine sociale s'exprime aussi dans sa finalité pastorale de service pour le monde, finalité qui tend à stimuler la promotion intégrale de l'homme moyennant la praxis de la libération chrétienne, dans sa perspective terrestre et transcendante.15 Il ne s'agit pas seulement de communiquer un " savoir pur ", mais un savoir théorico-pratique de portée et d'incidence pastorale, en cohérence avec la mission évangélisatrice de l'Eglise, au service de tout l'homme, de chaque homme et de tous les hommes. C'est la juste intelligence de l'homme réel et de sa destinée16 que l'Eglise peut offrir comme sa contribution à la solution des problèmes humains. On peut dire qu'à chaque époque et en chaque situation l'Eglise parcourt à nouveau ce chemin en accomplissant dans la société une triple tâche: annonce de la vérité sur la dignité de l'homme et sur ses droits, dénonciation des situations injustes et contribution aux changements positifs dans la société et au vrai progrès de l'homme.17

6. Triple dimension de la doctrine sociale

La doctrine sociale comporte une triple dimension: théorique, historique et pratique. Ces dimensions décrivent sa structure essentielle et sont connexes et inséparables entre elles.

Il y a avant tout une " dimension théorique ", parce que le Magistère de l'Eglise a formulé explicitement dans ses documents sociaux une réflexion organique et systématique. Le Magistère indique le chemin sûr pour construire les relations de vie commune dans un ordre nouveau selon des critères universels qui puissent être acceptés de tous.18 Il s'agit, bien entendu, des principes éthiques permanents, non des jugements historiques changeants ni des " choses techniques pour lesquels il (le Magistère) ne possède ni les moyens proportionnés ni aucune mission ".19

Il y a ensuite dans la doctrine sociale de l'Eglise " une dimension historique ", étant donné qu'en elle l'utilisation des principes est située dans une perception réelle de la société et est inspirée par la prise de conscience de ses problèmes.

Il y a enfin " une dimension pratique ", parce que la doctrine sociale ne s'arrête pas au seul énoncé des principes permanents de réflexion, ni à la seule interprétation des conditions historiques de la société, mais se propose aussi l'application effective de ces principes dans la praxis, en les traduisant concrètement dans les formes et la mesure que permettent ou réclament les circonstances.20

7. Méthodologie de la doctrine sociale

La triple dimension facilite la compréhension du processus dynamique inductif-déductif de la méthodologie qui, déjà suivie de manière générale dans les documents plus anciens, se précise davantage dans l'encyclique Mater et Magistra et est adoptée de manière décisive dans la Constitution pastorale Gaudium et spes et dans les documents postérieurs. Cette méthode se développe en trois temps: voir, juger et agir.

Le voir est la perception et l'étude des problèmes réels et de leurs causes, dont l'analyse relève de la compétence des sciences humaines et sociales.

Le juger est l'interprétation de la même réalité à la lumière des sources de la doctrine sociale qui déterminent le jugement prononcé sur les phénomènes sociaux et leurs implications éthiques. En cette phase intermédiaire se situe la fonction propre du Magistère de l'Eglise qui consiste précisément dans l'interprétation de la réalité du point de vue de la foi et dans la proposition " de ce qu'il a en propre: une conception globale de l'homme et de l'humanité ".21 Il est clair que dans le voir et le juger de la réalité, l'Eglise n'est pas ni ne peut être neutre, car elle ne peut pas ne pas se conformer à l'échelle des valeurs énoncées dans l'Evangile. Si, par hypothèse, elle se conformait à d'autres échelles de valeurs, son enseignement ne serait pas celui qui est effectivement donné, mais se réduirait à une philosophie ou à une idéologie de partie.

L'agir est ordonné à la réalisation des choix. Il requiert une vraie conversion, c'est-à-dire cette transformation intérieure qui est disponibilité, ouverture et transparence à la lumière purificatrice de Dieu.

Le Magistère, en invitant les fidèles à faire des choix concrets et à agir selon les principes et les jugements exprimés dans sa doctrine sociale, leur offre le fruit de nombreuses réflexions et expériences mûries sous cette assistance spéciale qui a été promise par le Christ à son Eglise. Il appartient au vrai chrétien de suivre cette doctrine et de la mettre "à la base de sa sagesse, de son expérience pour la traduire concrètement en catégories d'action, de participation et d'engagement".22

8. La méthode de discernement

On ne peut mettre en pratique des principes et des orientations éthiques sans un discernement adéquat qui porte toute la communauté chrétienne et chacun en particulier à scruter " les signes des temps " et à interpréter la réalité à la lumière du message évangélique.23 Bien qu'il ne revienne pas à l'Eglise d'analyser scientifiquement la réalité sociale,24 le discernement chrétien, comme recherche et évaluation de la vérité, conduit à rechercher les causes réelles du mal social et spécialement de l'injustice et à admettre les résultats certains, exempts d'idéologie, des sciences humaines. Le but est de parvenir, à la lumière des principes permanents, à un jugement objectif sur la réalité sociale et à concrétiser, selon les possibilités et les opportunités offertes par les circonstances, les choix les plus adéquats qui éliminent les injustices et favorisent les transformations politiques, économiques et culturelles nécessaires en chaque cas.25

Dans cette perspective, le discernement chrétien aide non seulement à clarifier les situations locales, régionales ou mondiales, mais aussi et principalement, à découvrir le dessein salvifique de Dieu, réalisé en Jésus-Christ, pour ses fils aux diverses époques de l'histoire. Il est clair que ce discernement doit se placer dans une attitude de fidélité non seulement vis à vis des sources évangéliques, mais aussi vis à vis du Magistère de l'Eglise et de ses pasteurs légitimes.

9. Théologie et philosophie

Du moment que la doctrine sociale de l'Eglise induit vérité, éléments d'évaluation et de discernement à partir de la Révélation, en revendiquant pour elle le " caractère d'application de la Parole de Dieu à la vie des hommes et de la société ",26 elle a besoin d'un solide appui philosophique et théologique. A sa base se trouve en effet une anthropologie tirée de l'Evangile qui contient " comme affirmation primordiale " l'idée de l'homme " comme image de Dieu, irréductible à une simple parcelle de la nature ou à un élément anonyme de la cité humaine ".27 Mais cette affirmation fondamentale s'articule à de nombreuses formulations doctrinales — comme par exemple, la doctrine de la charité, de la filiation divine, de la nouvelle fraternité en Christ, de la liberté des fils de Dieu, de la dignité personnelle et de la vocation éternelle de chaque homme — qui n'acquièrent leur pleine signification et valeur que dans le contexte de l'anthropologie surnaturelle et de la dogmatique catholique toute entière.

En même temps que ces données dérivées de la Révélation, la doctrine sociale assume, rappelle et explique divers principes éthiques fondamentaux de caractère rationnel, en montrant la cohérence entre les données révélées et les principes de la droite raison, qui règlent les actes humains dans le domaine de la vie sociale et politique. Il s'en suit donc la nécessité de recourir à la réflexion philosophique, pour approfondir de tels concepts (tels que, par exemple, l'objectivité de la vérité, de la réalité, de la valeur de la personne humaine, des normes de l'agir et des critères de vérité) et pour les éclairer à la lumière des causes dernières. Effectivement, l'Eglise enseigne que les encycliques sociales font appel aussi à la " droite raison " pour trouver les normes objectives de la moralité humaine, qui règlent non seulement la vie individuelle mais aussi la vie sociale et internationale.28

Dans cette perspective, il est évident qu'un solide fondement philosophique et théologique aidera professeurs et élèves à éviter les interprétations subjectives des situations sociales concrètes, comme aussi à se garder d'une possible orchestration de ces dernières à des fins ou intérêts idéologiques.

10. Sciences positives

La doctrine sociale se sert aussi de données qui proviennent des sciences positives et de façon particulière des sciences sociales, qui constituent un instrument important, bien que non exclusif, pour la compréhension de la réalité. Le recours à ces sciences requiert un discernement attentif, sur la base d'une opportune médiation philosophique, puisqu'on peut encourir le danger de céder à la pression d'idéologies déterminées contraires à la droite raison, à la foi chrétienne et en définitive aux données elles-mêmes de l'expérience historique et de la recherche scientifique. De toute façon, un " dialogue fructueux "29 entre l'éthique sociale chrétienne (théologique et philosophique) et les sciences humaines est non seulement possible, mais encore nécessaire pour la compréhension de la réalité sociale. La claire distinction entre la compétence de l'Eglise d'une part et celle des sciences positives d'autre part, ne constitue aucun obstacle pour le dialogue, mais au contraire le facilite. C'est pour cela qu'il est dans la ligne de la doctrine sociale de l'Eglise d'accueillir et d'harmoniser adéquatement entre elles les données offertes par ses sources, mentionnées plus haut, et celles fournies par les sciences positives. Il est clair qu'elle aura toujours comme principal point de référence la parole et l'exemple du Christ et la tradition chrétienne, considérés en fonction de la mission évangélisatrice de l'Eglise.

11. Evolution de la doctrine sociale

Comme on l'a déjà dit, la doctrine sociale de l'Eglise, à cause de son caractère de médiation entre l'Evangile et la réalité concrète de l'homme et de la société, a besoin d'être continuellement mise à jour et rendue apte à répondre aux nouvelles situations du monde et de l'histoire.30 De fait, dans les décennies qui se sont succédées, elle a connu une évolution considérable. L'objet initial de cette doctrine fut la soi-disante " question sociale ", à savoir l'ensemble des problèmes socio-économiques apparus en des zones déterminées du monde européen et américain à la suite de la " révolution industrielle ". Aujourd'hui " la question sociale " n'est plus limitée à des zones géographiques particulières, mais elle a une dimension mondiale,31 et elle embrasse de nombreux aspects, y compris politiques, en lien avec les rapports de classes et avec la transformation de la société déjà advenue et encore en voie de réalisation. De toute façon, " question sociale " et " doctrine sociale " restent des termes corrélatifs.

Il est important de souligner dans le développement de la doctrine sociale que, tout en étant " un corps " de doctrine de grande cohérence, elle ne se réduit pas à un système clos mais se montre attentive à l'évolution des situations et capable de répondre adéquatement aux nouveaux problèmes et à la nouvelle manière dont ils se posent. Ceci résulte d'un examen objectif des documents des Pontifes qui se sont succédés — depuis Léon XIII jusqu'à Jean-Paul II — et devient encore plus évident à partir du Concile Vatican II.

12. Continuité et développement

Les différences de présentation, de procédé méthodologique et de style que l'on note dans les divers documents ne compromettent pas cependant l'identité substantielle et l'unité de la doctrine sociale de l'Eglise.

C'est justement pour cette raison que l'on utilise le terme de continuité pour exprimer la relation des documents entre eux, bien que chacun réponde de manière spécifique aux problèmes de son temps. A titre d'exemple, les " pauvres " dont parlent quelques documents plus récents, ne sont pas " les prolétaires " auxquels se réfère Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum ou les " chômeurs " qui étaient au centre de l'attention de Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo anno. Aujourd'hui leur nombre apparaît immensément plus grand et en font partie tous ceux qui dans la société de bien-être sont exclus de l'usage libre, digne et assuré des biens de la terre. Le problème est d'autant plus grave qu'en certaines parties de la terre et spécialement dans le Tiers Monde, cette situation est devenue systématique et quasi institutionnalisée.

De plus le problème ne concerne plus seulement les différences injustes entre les classes sociales, mais aussi les énormes déséquilibres entre nations riches et nations pauvres.

13. Le devoir et le droit d'enseigner

L'Eglise face à la communauté politique, dans le respect et l'affirmation de l'autonomie réciproque dans leur domaine propre, puisque toutes les deux sont au service de la vocation individuelle et sociale des personnes humaines, affirme sa propre compétence en matière de doctrine sociale et son droit de l'enseigner pour le bien et le salut des hommes; à cette fin elle utilise tous les moyens qu'elle peut avoir à sa disposition, selon la diversité des situations et des temps.32

En considérant l'homme " dans la pleine vérité de son existence, de son être personnel et en même temps de son être communautaire et social ",33 l'Eglise est bien consciente que le sort de l'humanité est lié au Christ de manière étroite et indiscutable. Elle est persuadée de la nécessité irremplaçable de l'aide qu'il offre à l'homme et pour cela ne peut l'abandonner. Comme s'est exprimé à ce sujet Jean-Paul II, l'Eglise participe intimement aux vicissitudes de l'humanité entière, en faisant de l'homme la route première et fondamentale dans l'accomplissement de sa mission, " route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption ".34 De cette manière, elle continue la mission rédemptrice du Christ, obéissant au commandement de prêcher l'Evangile à toutes les nations 35 et de servir tous ceux qui sont en état d'indigence soit en tant qu'individus, soit en tant que groupes ou classes sociales, et qui sentent vivement la nécessité de transformations et de réformes pour l'amélioration de leurs conditions de vie.

Fidèle à sa mission spirituelle, l'Eglise affronte ces problèmes sous l'aspect moral et pastoral qui lui est propre. Dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II fait explicitement allusion à cet aspect, quand il fait référence aux problèmes du développement, affirmant que, pour cette raison, il entre à bon droit dans la mission de l'Eglise. Par conséquent, celle-ci " ne peut être accusée d'outrepasser son domaine propre de compétence et, encore moins, le mandat reçu du Seigneur ".36

En dehors du cercle de ses fidèles, l'Eglise propose sa doctrine sociale à tous les hommes de bonne volonté, en affirmant que ses principes fondamentaux sont " postulés par la droite raison "37 éclairée et perfectionnée par l'Evangile.