Chapitre II : Dimension historique de la Doctrine Sociale

14. Face à la tentative de certains de semer " le doute et la méfiance " sur l'efficacité de la doctrine sociale, parce que considérée comme abstraite, déductive, statique et sans force critique, Jean-Paul II a rappelé plusieurs fois l'urgence d'une action sociale qui fasse appel au " patrimoine riche et complexe " désigné sous le terme de " Doctrine sociale ou d'Enseignement social de l'Eglise ".38 Ses prédécesseurs Jean XXIII et Paul VI, et les Pères du Concile Vatican II39 avaient fait de même. Dans la pensée des Pontifes et du Concile transparaît l'intention d'obtenir que par l'action sociale chrétienne la présence de l'Eglise dans l'histoire reflète la présence du Christ qui transforme les cœurs et les structures injustes créées par les hommes.

Cet aspect est particulièrement ressenti dans les conditions culturelles et sociales de notre temps. C'est pourquoi l'actuel Magistère de l'Eglise a imprimé à la doctrine sociale un élan nouveau, qui explique les attitudes d'hostilité croissantes de quelques uns, souvent acceptées de façon non critique, et qui montre combien est lourde la responsabilité de ceux qui refusent un instrument aussi adéquat pour le dialogue de l'Eglise avec le monde et aussi efficace pour la solution des problèmes sociaux contemporains.

1 Dimension sociale du message chrétien primitif

15. Histoire du salut

La doctrine sociale plonge ses racines dans l'Histoire du salut et trouve son origine dans la même mission salvifique et libératrice de Jésus-Christ et de l'Eglise. Elle se rattache à l'expérience de foi dans le salut et dans la libération intégrale du peuple de Dieu, décrits d'abord dans la Genèse, dans l'Exode, dans les Prophètes et dans les Psaumes, et ensuite dans la vie de Jésus et dans les Lettres Apostoliques.40

16. Mission de Jésus

La mission de Jésus et son témoignage de vie ont mis en évidence que la vraie dignité de l'homme se trouve dans un esprit libéré du mal et renouvelé par la grâce rédemptrice du Christ. Toutefois l'Evangile montre avec abondance de textes que Jésus n'a pas été indifférent ni étranger au problème de la dignité et des droits de la personne humaine, ni aux besoins des plus faibles, des plus nécessiteux et des victimes de l'injustice. En tout temps il a révélé une solidarité réelle avec les plus pauvres et les plus miséreux;41 il a lutté contre l'injustice, l'hypocrisie, les abus de pouvoir, l'avidité du gain des riches, indifférents aux souffrances des pauvres, en rappelant fortement la reddition des comptes finales, quand il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts.

L'Evangile contient de façon claire quelques vérités fondamentales qui ont façonné profondément la pensée sociale de l'Eglise dans son cheminement à travers les siècles. Ainsi, par exemple, Jésus affirme et proclame une égalité essentielle en dignité entre tous les êtres humains, hommes et femmes, quelles que soient leur ethnie, leur nation ou leur race, leur culture, leur appartenance politique ou leur condition sociale. Son message contient, par ailleurs, une conception de l'homme considéré comme être social en vertu de sa nature même, en tant qu'est affirmée la dignité du mariage qui constitue la première forme de communication entre personnes. De cette égalité fondamentale en dignité, entre tous les hommes, et de leur socialité naturelle intrinsèque surgit nécessairement l'exigence que les rapports de la vie en société soient organisés selon les critères d'une solidarité efficace et humaine, c'est-à-dire selon des critères de justice, vivifiée et complétée par l'amour.

Outre ces valeurs contenues dans l'Evangile il en est encore beaucoup d'autres de non moindre importance et de non moindre incidence sur l'organisation sociale, comme par exemple: les valeurs inhérentes à l'institution de la famille une et indissoluble, source de vie; les valeurs concernant l'origine et la nature de l'autorité, conçue et exercée comme un service pour le bien commun du groupe sociale où elle a à s'exprimer directement et pour lequel elle s'exerce en harmonie avec le bien universel de la Famille humaine toute entière.

17. Mission de l'Eglise

L'Eglise se nourrit du mystère du Christ, Evangile incarné, pour annoncer, comme lui, la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu et appeler les hommes à la conversion et au salut.42 Cette vocation évangélisatrice de l'Eglise, reçue du Christ, constitue son identité la plus profonde. C'est donc d'elle vraiment que naissent des tâches, des indications et des énergies qui peuvent contribuer à construire et à consolider la communauté des hommes selon la loi divine.43

Dans l'enseignement et dans la pratique sociale, l'Eglise des premiers siècles et du Moyen Age ne fait pas qu'appliquer et développer les principes et les orientations contenus dans l'Evangile. En se mouvant à l'intérieur des structures de la société civile, elle cherche à les humaniser en esprit de justice et de charité, unissant l'œuvre d'évangélisation à d'opportunes interventions caritatives et sociales. Les Pères de l'Eglise sont connus non seulement comme intrépides défenseurs des pauvres et des opprimés, mais aussi comme promoteurs d'institutions d'assistance (hôpitaux, orphelinats, aziles pour les pèlerins et les étrangers) et de conceptions socio-culturelles qui ont inauguré l'ère d'un nouvel humanisme enraciné dans le Christ. Il s'agit la plupart du temps d'œuvres supplétives, déterminées par les insuffisances et les lacunes de l'organisation de la société civile, qui montrent de quels sacrifices et de quelle créativité sont capables les âmes perméables à l'idéal de l'Evangile. Grâce aux efforts de l'Eglise ont été reconnues l'inviolabilité de la vie humaine, la sainteté et l'indissolubilité du mariage, la dignité de la femme, la valeur du travail humain et de chaque personne, contribuant ainsi à l'abolition de l'esclavage qui faisait normalement partie du système économique et social du monde antique.

Le développement progressif de l'activité théologique, d'abord dans les monastères puis dans les Universités, a rendu possible l'élaboration scientifique des principes de base qui règlent la société humaine de façon ordonnée. A ce propos, garde une valeur permanente la pensée de St. Thomas d'Aquin, de François Suarez, François de Vitoria et de tant d'autres. Ceux-ci, avec différents philosophes et canonistes insignes, ont préparé les présupposés et les instruments nécessaires à l'élaboration d'une véritable doctrine sociale, telle qu'elle a été inaugurée sous le Souverain Pontife Léon XIII et continuée par ses successeurs.

L'affirmation de cette dimension sociale du christianisme devient chaque jour plus urgente pour les changements toujours plus vastes et profonds qui se produisent dans la société.44 Face aux problèmes sociaux présents à toutes les époques de l'histoire, mais devenus en notre temps plus complexes et élargis à l'échelle mondiale, l'Eglise ne peut abandonner sa réflexion éthique et pastorale — dans le domaine qui lui est propre — pour éclairer et orienter de son enseignement social les efforts et les espérances des peuples, en faisant en sorte que les changements, même radicaux, réclamés par les situations de misère et d'injustice soient réalisés de manière à favoriser le vrai bien des hommes.45

2  La formation du patrimoine historique

18. Milieu socio-culturel

A chaque époque la doctrine sociale, avec ses principes de réflexion, ses critères de jugement et ses normes d'action n'a pas eu, ni n'aurait pu avoir d'autre orientation, que celle d'éclairer de manière particulière, à partir de la foi et de la tradition de l'Eglise, la situation réelle de la société, surtout quand y était blessée la dignité humaine.

Dans cette perspective, dynamique et historique, il résulte que le vrai caractère de la doctrine social est donné par la correspondance de ses indications, relatives aux problèmes d'une situation historique déterminée, avec les exigences éthiques du message évangélique, qui requiert une transformation en profondeur de la personne et des groupes pour obtenir une libération authentique et intégrale.46

Toutefois, pour comprendre le développement historique de la doctrine sociale, il faut pénétrer dans le contexte socio-culturel de chaque document et comprendre les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles dans lesquelles il a été publié. Dans les différentes déclarations, l'on peut alors mieux découvrir l'intention pastorale de l'Eglise face à la situation de la société examinée et à l'ampleur du problème social.

Les principes de base, provenant directement de la conception chrétienne de la personne et de la société humaine, tout autant que les jugements moraux sur des situations, institutions et structures déterminées, permettent de saisir le sens de la présence historique de l'Eglise dans le monde. On peut dire que chaque document social en est un exemple et une preuve.

19. Changements du XIXème siècle et contributions de la pensée catholique

En particulier, on doit se rappeler la situation nouvelle créée au XIXème siècle en Europe et en partie en Amérique à la suite de la révolution industrielle, du libéralisme, du capitalisme et socialisme. En cette situation, de nombreux catholiques des divers pays européens, dans la ligne des exigences éthiques et sociales de la Parole de Dieu et de l'enseignement constant des Pères de l'Eglise, des grands théologiens du Moyen Age et en particulier de Saint Thomas d'Aquin, promurent le réveil de la conscience chrétienne face aux graves injustices apparues à cette époque. Il commença ainsi à se dessiner une conception plus moderne et plus dynamique de la manière dont l'Eglise doit être présente et exercer son influence dans la société. On comprit mieux l'importance de sa présence dans le monde et le type de fonction exigé d'elle par les temps nouveaux. Sur ces présupposés s'appuie toute la doctrine sociale de l'Eglise depuis lors jusqu'à nos jours. C'est donc dans cette perspective que sont lus et compris les documents du Magistère social.

20. Léon XIII

Léon XIII, préoccupé de la " question ouvrière ", c'est-à-dire des problèmes issus de la déplorable situation où se trouvait le prolétariat industriel, intervint avec l'encyclique Rerum novarum (1891), un texte courageux et clairvoyant, qui fut à l'origine des développements de la doctrine sociale réalisés par le Magistère dans les documents ultérieurs. Dans l'encyclique, le Pontife expose les principes doctrinaux qui peuvent servir à guérir " le mal social " latent dans " la condition des travailleurs ".47

Après avoir énuméré les erreurs qui ont conduit à " la misère imméritée " du prolétariat et après avoir en particulier exclu le socialisme, comme remède à la " question ouvrière ", l'encyclique Rerum novarum précise et actualise la doctrine catholique sur le travail, sur le droit de propriété, sur le principe de collaboration opposé à la lutte des classes comme moyen fondamental pour le changement social, sur le droit des faibles, sur la dignité des pauvres et sur les obligations des riches, sur le perfectionnement de la justice par la charité, sur le droit d'avoir des associations professionnelles.

21. Pie XI

Quarante années plus tard, quand les développements de la société industrielle eurent désormais abouti à une énorme concentration sans cesse croissante de forces et de pouvoirs dans le monde économico-social et conduit à une cruelle lutte des classes, Pie XI ressentit le devoir et la responsabilité de promouvoir une connaissance plus grande, une interprétation plus exacte et une application plus urgente de la loi morale 48 régulatrice des rapports humains en ce domaine, dans le but de surmonter le conflit des classes et d'arriver à un nouvel ordre social basé sur la justice et la charité. Grâce à cette attention au nouveau contexte historique, son encyclique Quadragesimo anno apporte des aperçus nouveaux: elle offre une vue panoramique de la société industrielle et de la production; elle souligne la nécessité que le capital tout comme le travail contribuent à la production et à l'organisation économique; elle établit les conditions du rétablissement de l'ordre social; elle recherche une nouvelle mise au point des problèmes dominants, pour affronter les grands changements " apportés par le nouveau développement de l'économie et du socialisme ";49 elle n'hésite pas à prendre position sur les tentatives, faites en ces années, pour surmonter au moyen du système corporatif les antinomies sociales, en se montrant favorable aux principes de solidarité et de collaboration qui l'inspiraient mais en avertissant que le manque de respect de la liberté d'association et d'action pouvait en compromettre le résultat désiré.

22. Pie XII

Au cours de son long pontificat Pie XII n'a écrit aucune encyclique sociale. Mais en parfaite continuité avec la doctrine de ses prédécesseurs, il intervint avec autorité sur les problèmes sociaux de son temps dans une ample série de discours. Parmi ceux-ci apparaissent d'une importance toute particulière les radiomessages où il a précisé, formulé et revendiqué les principes éthico-sociaux visant à promouvoir la reconstruction après les ruines de la seconde guerre mondiale. En raison de sa sensibilité et de son intelligence dans l'accueil des " signes des temps ", Pie XII peut être considéré comme le précurseur immédiat du Concile Vatican II et de l'enseignement social des Papes qui lui ont succédé. Les points sur lesquels il s'est appliqué à mieux concrétiser la doctrine sociale et à l'appliquer aux problèmes de son temps sont principalement les suivants: la destination universelle des biens et leur usage; les droits et les devoirs des travailleurs et des employeurs; la fonction de l'Etat dans les activités économiques; la nécessité de la collaboration internationale pour mettre en œuvre une plus grande justice et assurer la paix; la restauration du droit comme règle des rapports entre les classes et entre les peuples; le salaire familial de base.50

Dans les années de guerre et d'après guerre, le Magistère social de Pie XII représenta pour de nombreux peuples de tous les continents et pour des millions de croyants et de non croyants la voix de la conscience universelle, interprétée et proclamée en connexion intime avec la Parole de Dieu.

Par son autorité morale et son prestige, Pie XII apporta la lumière de la sagesse chrétienne à des hommes innombrables de toute catégorie et niveaux sociaux, gouvernants, hommes de culture, hommes de profession libérale, entrepreneurs, dirigeants techniques, travailleurs.

Désireux de valoriser la tradition de Rerum novarum51 il poursuivit la formation d'une conscience éthique et sociale qui puisse inspirer les actions des peuples et des Etats. A travers lui passa sur l'Eglise ce souffle de l'Esprit régénérateur qui, comme il le disait lui-même à propos de Rerum novarum, n'a pas manqué de se répandre de manière bienfaisante sur l'humanité entière.52

23. Jean XXIII

Après la seconde guerre mondiale l'Eglise se trouva dans une situation nouvelle sous de nombreux aspects: " la question sociale ", restreinte initialement à la classe ouvrière, subit un processus d'universalisation qui impliqua toutes les classes, tous les Pays et la Société internationale elle-même où le drame du Tiers Monde devenait toujours plus dominant. Ce " problème de l'époque moderne " devient l'objet de la réflexion et de l'action pastorale de l'Eglise et de son Magistère social. En effet, la nouvelle encyclique Mater et Magistra (1961) du Pape Jean XXIII vise à mettre à jour les documents déjà connus et à faire un nouveau pas en avant dans le processus d'implication de toute la communauté chrétienne.53 Le nouveau document, en affrontant les aspects les plus actuels et les plus importants de la " question sociale ",54 fait ressortir les inégalités existantes tant entre les différents secteurs de l'économie qu'entre les divers Pays et régions et dénonce les phénomènes de la surpopulation et du sous-développement qui, à cause du manque d'entente et de solidarité entre les nations, créent des situations insupportables spécialement dans le Tiers Monde.

Le même Jean XXIII, devant les périls d'une nouvelle guerre nucléaire, après être intervenu dans un message mémorable adressé aux peuples et aux chefs d'Etat, publia au moment le plus aigu de la crise l'encyclique Pacem in terris (1963), qui est une exhortation urgente à construire la paix, fondée sur le respect des exigences éthiques qui doivent présider aux relations entre les hommes et entre les Etats.

Le style et le langage des encycliques du Pape Jean XXIII confèrent à la doctrine sociale une nouvelle capacité d'approche et d'incidence vis à vis des nouvelles situations, sans manquer pour cela à la loi de la continuité avec la tradition précédente. On ne peut donc pas parler de " tournant épistémologique ". Il est certain qu'affleuré la tendance à valoriser l'empirique et le sociologique, mais dans le même temps on accentue la motivation théologique de la doctrine sociale. Ceci est d'autant plus évident si l'on fait une comparaison avec les documents précédents où prédomine la réflexion philosophique et l'argumentation basée sur les principes du droit naturel. Ont indiscutablement contribué à faire naître les encycliques sociales de Jean XXIII les transformations radicales apparues à l'intérieur des Etats tout comme en leurs relations réciproques, aussi bien "dans le domaine scientifique, technique et économique" que dans le domaine "sociale et politique".55

De plus en cette période d'autres phénomènes commencent à se manifester de manière préoccupante. Ce sont, avant tout, les effets du développement économique qui a fait suite à la reconstruction de l'après-guerre. L'optimisme que ce développement engendre empêche de se rendre compte aussitôt des contradictions d'un système basé sur le développement inégal des différents Pays du monde. Par ailleurs, déjà avant la fin de la décennie en cours, tandis que s'affirme toujours plus le processus de la décolonisation de nombreux Pays du Tiers Monde, on remarque qu'au colonialisme politique en vigueur jusqu'alors succède un autre type de domination coloniale, de caractère économique. Ce fait est déterminant pour une prise de conscience et pour un mouvement d'agitation spécialement en Amérique Latine, où, pour combattre les déséquilibres du développement et l'état de nouvelle dépendance, se déchaîna de diverses manières et sous des formes variées un ferment de libération. Celui-ci dans la suite engendrera les divers courants de " la théologie de la libération ", au sujet desquels le Saint-Siège a rendu publique sa position.56

24. Concile Vatican II

Quatre ans après la publication de Mater et Magistra, la Constitution pastorale Gaudium et spes du Concile Vatican II, sur l'Eglise dans le monde de ce temps, voit le jour. Si, entre les deux documents, se situe une période de temps trop brève pour avoir des changements significatifs dans la réalité historique, le chemin parcouru par la doctrine sociale avec le nouveau document a été pourtant considérable. Le Concile, en effet, s'est rendu compte que le monde attendait de l'Eglise un message nouveau et stimulant. Il a répondu à cette attente par la Constitution citée plus haut, où, en syntonie avec le renouveau ecclésiologique, se reflète une nouvelle conception de la communauté des croyants et du peuple de Dieu. La Constitution conciliaire a ainsi suscité un nouvel intérêt pour la doctrine contenue dans les documents précédents au sujet du témoignage et de la vie des chrétiens comme voies authentiques pour rendre visibile la présence de Dieu dans le monde.

Sur le plan social, la réponse de l'Eglise réunie en Concile se concrétisa par la présentation d'une conception plus dynamique de l'homme et de la société, et en particulier de la vie socio-économique, élaborée sur la base des exigences et de la juste interprétation du développement économique.

Selon le chapitre de Gaudium et spes consacré à ce problème, l'élimination des inégalités sociales et économiques peut en effet se baser uniquement sur la juste compréhension du développement. Cette interprétation de la réalité sociale au plan mondial a marqué un tournant fondamental dans le processus évolutif de la doctrine sociale: celle-ci ne se laisse pas absorber par les implications socio-économiques des deux principaux systèmes, capitalisme et socialisme, mais s'ouvre à une nouvelle conception, celle de la double dimension ou de la double portée du développement. Une telle conception vise en effet à promouvoir le bien de l'homme tout entier, " intégralement considéré, c'est-à-dire en tenant compte de ses nécessités d'ordre matériel et des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse ", en dépassant ainsi les oppositions traditionnelles entre producteurs et consommateurs et les discriminations qui offensent la dignité de la grande famille humaine.57

Dans cette perspective, on découvre qu'à la base de tout ce que la Constitution affirme au sujet de la vie économico-sociale se trouve une conception authentiquement humaniste du développement. Dans Gaudium et spes, l'Eglise montre combien profonde est sa sensibilité pour la conscience croissante des inégalités et des injustices présentes dans l'humanité, et en particulier pour les problèmes du Tiers Monde.

Dans la doctrine sociale se renforce ainsi, contre toute discrimination sociale et économique, une orientation personnaliste et communautaire de l'économie, dans laquelle celui qui occupe le premier rang est l'homme, considéré comme fin, sujet et protagoniste du développement.

C'est la première fois qu'un document du Magistère solennel de l'Eglise s'est exprimé aussi amplement sur les aspects directement temporels de la vie chrétienne. On doit reconnaître que l'attention apportée par la Constitution aux changements sociaux, psychologiques, politiques, économiques, moraux et religieux a stimulé toujours plus, en ces vingt dernières années, la préoccupation pastorale de l'Eglise pour les problèmes des hommes et le dialogue avec le monde.

25. Paul VI

Quelques années après le Concile, l'Eglise offrit à l'humanité une nouvelle et importante réflexion en matière sociale avec l'encyclique Populorum progressio (1967) de Paul VI. Celle-ci peut être considérée comme un développement du chapitre sur la vie économico-sociale de Gaudium et spes, tout en introduisant certains aspects nouveaux significatifs.

En peu de temps en effet s'était développée la prise de conscience des inégalités qui créaient des discriminations et soumettaient à des situations d'injustice et de marginalisation de nombreux Pays du Tiers Monde. Ce problème était aggravé par des circonstances particulières comme l'accélération du déséquilibre existant entre les Pays pauvres et les Pays riches, et la croissance démographique du Tiers Monde. Dans les régions et chez les peuples les plus pauvres et les plus marginalisés, l'analyse du sous-développement, de ses causes provoqua le scandale et fit se développer la lutte contre l'injustice.

C'est en ce nouveau contexte historique, où les conflits sociaux ont pris des dimensions mondiales,58 que se projette la lumière de Populorum progressio, qui permet de saisir toutes les dimensions d'un développement intégral de l'homme et d'un développement solidaire de l'humanité: on peut considérer qu'autour de ces deux thèmes se structure tout le tissu de l'encyclique. Voulant convaincre ses destinataires de l'urgence d'une action solidaire,59 le Pape présente le développement comme " le passage des conditions de vie moins humaines à des conditions de vie plus humaines ", et il en spécifie les caractéristiques. Les conditions moins humaines se vérifient quand il y a des carences matérielles et morales et des structures oppressives. Les conditions humaines requièrent la possession du nécessaire, l'acquisition des connaissances et de la culture, le respect de la dignité des autres, la reconnaissance des valeurs suprêmes et de Dieu, et, enfin, la vie chrétienne de foi, d'espérance et de charité.60

Le " passage " des conditions moins humaines aux conditions plus humaines, qui, selon le Pape, ne se circonscrit pas aux dimensions purement temporelles, doit inspirer la réflexion théologique sur la libération de l'injustice et sur les valeurs authentiques, sans lesquelles il n'est pas de vrai développement de la société. La doctrine sociale trouve ici une ouverture pour une réflexion éthique approfondie et renouvelée.

Quatre ans seulement après l'encyclique Populorum progressio Paul VI publia la lettre apostolique Octogesima adveniens (1971). C'était le quatre-vingtième anniversaire de Rerum novarum, mais le Pape regardait bien davantage que le passé, le présent et l'avenir. Dans le monde occidental industrialisé avaient surgi de nouveaux problèmes, ceux de la soi-disante "société post-industrielle", et il fallait adapter pour eux l'enseignement social de l'Eglise. Octogesima adveniens commença ainsi une nouvelle réflexion pour la compréhension de la dimension politique de l'existence et de l'engagement chrétien, stimulant à son tour le sens critique face aux idéologies et aux utopies sous-jacentes aux systèmes socio-économiques en vigueur.

26. Jean-Paul II

Dix ans plus tard (1981), Jean-Paul II intervint avec la grande encyclique Laborem exercens. La décennie écoulée avait laissé une empreinte dans l'histoire du monde et de l'Eglise. Dans la pensée du Pape il n'est pas difficile d'apercevoir le flux des nouveaux changements qui s'étaient produits. Si les années soixante-dix avaient commencé par une acuité plus grande de la conscience vis à vis du sous-développement et des injustices qui en dérivaient, vers le milieu de la même décennie s'étaient manifestés les premiers symptômes d'une crise plus profonde, provoquée par les contradictions que cachait le système monétaire et économique international, et caractérisée surtout par la hausse énorme des prix du pétrole. Dans cette situation, le Tiers Monde, face à l'ensemble des pays développés de l'Occident et de ceux du bloc oriental collectiviste, réclamait de nouvelles structures monétaires et commerciales, où seraient respectés les droits des peuples pauvres ainsi que la justice dans les relations économiques. Tandis que croissait le malaise du Tiers-Monde, quelques Pays, se faisant l'écho de cette souffrance, revendiquaient une plus grande justice dans la distribution du revenu mondial.

Tout le système de la division internationale du travail et de la structuration de l'économie mondiale entrait dans une crise profonde; on exigeait en conséquence une révision radicale des structures elles-mêmes qui avaient conduit à un développement économique aussi inégal.

Face à ces nombreux et nouveaux problèmes, Jean-Paul II écrit l'encyclique Laborem exercens, pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Rerum novarum, en continuité avec le Magistère précédent, mais avec son originalité propre,61 soit en ce qui concerne la méthode et le style, soit en ce qui concerne de nombreux aspects de l'enseignement, traités en relation avec les conditions du temps, mais en suivant les principales intuitions de Paul VI. Le document se déroule sous forme d'exhortation directe adressée à tous les chrétiens pour les engager dans la transformation des systèmes socio-économiques en vigueur, et il donne des orientations précises sur la base de la préoccupation fondamentale du bien intégral de l'homme. En expliquant clairement que la " clef centrale " de toute la " question sociale " se trouve dans le " travail humain ",62 comme le point de référence le plus adéquat pour analyser tous les problèmes sociaux, l'encyclique enrichit " le patrimoine traditionnel " de la doctrine sociale de l'Eglise. C'est à partir du travail comme dimension fondamentale de l'existence humaine, que sont traités dans l'encyclique tous les autres aspects de la vie socio-économique, sans omettre l'aspect culturel et technologique.63

Laborem exercens propose donc la révision profonde du sens du travail qui implique une redistribution plus équitable non seulement du revenu et de la richesse, mais encore du travail lui-même, de telle sorte qu'il y en ait suffisamment pour tous. Dans ce but, il faudrait aider la société à découvrir la nécessité de la modération en ce qui concerne la consommation, à acquérir à nouveau les vertus de sobriété et de solidarité et à faire aussi de vrais sacrifices pour sortir de la crise actuelle. C'est une importante proposition, confirmée récemment par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.64 Et elle vaut non seulement pour chacun des peuples pris en particulier, mais aussi pour les rapports entre les nations.

La situation mondiale exige le respect des principes et des valeurs fondamentales qui doivent être considérés comme irremplaçables: en effet sans une réaffirmation de la dignité de l'homme et de ses droits, comme aussi sans la solidarité entre les peuples, la justice sociale et un sens nouveau du travail, il n'y aura ni vrai développement humain ni ordre nouveau de vie commune en société.

Le 30 Décembre 1987, à l'occasion du vingtième anniversaire de Populorum progressio, le Pape Jean-Paul II a publié l'encyclique Sollicitude rei socialis, dont l'axe central est la notion de développement comme elle a été abordée dans le document susmentionné de Paul VI. C'est à la lumière de l'enseignement toujours valable de cette encyclique que le Souverain Pontife a voulu examiner, à vingt ans de distance, la situation du monde sous cet aspect, dans le but de mettre à jour et d'approfondir encore la notion de développement, afin que celui-ci réponde aux urgentes nécessités du moment historique présent et soit vraiment à la mesure de l'homme.

Les deux thèmes fondamentaux de Sollicitude rei socialis sont: d'une part la situation dramatique du monde contemporain, sous le profil du manque de développement dans le Tiers Monde, et d'autre part, le sens, les conditions et les exigences d'un développement digne de l'homme.

Parmi les causes du manque de développement, se trouvent mentionnés la différence persistante, et souvent aussi en croissance, entre Nord et Sud, l'opposition entre le bloc oriental et le bloc occidental avec, en conséquence, la course aux armements, le commerce des armes et diverses entraves de caractère politique s'interposant aux décisions de coopération et de solidarité entre les nations. On ne manque pas non plus dans ce contexte, de faire allusion à la question démographique. Mais d'autre part, on reconnaît pourtant quelques progrès réalisés dans le domaine du développement, même s'ils sont incertains, limités et inadéquats par rapport aux nécessités réelles.

Pour tout ce qui concerne le deuxième thème principal de l'encyclique, à savoir la nature d'un vrai développement, on présente surtout des éclaircissements sur la différence entre " progrès indéfini " et développement. A ce sujet on insiste pour dire que le vrai développement ne peut se limiter à la multiplication des biens et des services i.e. à ce qu'on possède, mais qu'il doit favoriser la plénitude de l'" être " humain. De cette manière, on entend délimiter avec clarté la nature morale du vrai développement. Cet important aspect est approfondi aussi à la lumière des sources scripturaires et de la tradition de l'Eglise. Une preuve de cette dimension morale du développement est l'insistance du document sur le lien entre l'observation fidèle de tous les droits humains (y compris le droit à la liberté religieuse) et le vrai développement de l'homme et des peuples.

Dans l'encyclique sont aussi analysés divers obstacles d'ordre moral s'opposant au développement (" structures de péché ", recherche exclusive du profit, soif de pouvoir) ainsi que les voies d'un dépassement souhaitable. On recommande à ce propos la reconnaissance de l'interdépendance entre les hommes et entre les peuples et l'obligation qui s'en sui; de la solidarité dont on souligne le caractère de vertu; le devoir de charité pour les chrétiens. Mais cela suppose une radicale conversion du cœur.

A la fin du document sont encore indiquées d'autres voies spécifiques pour faire face à la situation présente, et se trouve soulignée l'importance de la doctrine sociale de l'Eglise, de son enseignement et de sa diffusion au moment présent.

27. Cette vue panoramique de la doctrine de l'Eglise aide à en comprendre la complexité, la richesse, le dynamisme, comme aussi les limites. Chaque document marque un nouveau pas en avant dans l'effort déployé par l'Eglise pour répondre aux problèmes de la société aux divers moments de l'histoire: en chacun d'eux il faut surtout relever la préoccupation pastorale de proposer à la communauté chrétienne et à tous les hommes de bonne volonté les principes fondamentaux, les critères universels et les orientations aptes à suggérer les choix en profondeur et la praxis cohérente pour chaque situation concrète. Cet enseignement " n'est donc pas "une troisième voie" entre le capitalisme libérale et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées ",65 mais un service désintéressé offert par l'Eglise selon les nécessités de lieux et de temps. La mise en relief de cette dimension historique montre que la doctrine sociale de l'Eglise, exprimée avec clarté et cohérence dans ses principes essentiels, n'est pas un système abstrait, arrêté et défini une fois pour toutes, mais un système concret, dynamique et ouvert. En effet l'attention à la réalité et l'inspiration évangélique permettent à l'Eglise d'apporter une réponse aux continuels changements auxquels se trouvent soumis les processus économiques, sociaux, politiques, technologiques et culturels. Il s'agit d'une œuvre toujours en construction, ouverte aux interpellations des réalités nouvelles et des problèmes nouveaux qui apparaissent en ces secteurs.

28. Documents plus récents

Les changements signalés requièrent une vision éthique des nouveaux problèmes et une réponse toujours plus différenciée, remise à jour et approfondie. C'est ce qui s'est passé, par exemple dans les questions de la propriété privée, de la socialisation, de la cogestion, du sous-développement du Tiers-Monde, de la différence croissante entre les Pays pauvres et les Pays riches, du développement socio-économique, du sens du travail, de la dette internationale, du problème des sans-logis, de la situation actuelle de la famille, de la dignité de la femme, du respect de la vie humaine naissante et de la procréation. Les documents les plus récents de l'Eglise font ressortir sa profonde sensibilité évangélique face aux nouveaux problèmes sociaux.66

Dans l'esprit du Concile Vatican II,67 la doctrine sociale de l'Eglise, composée " d'éléments permanents " et " d'éléments contingents ",68 continuera son chemin historique, en s'enrichissant de l'apport de tous les membres de l'Eglise. Sur ce chemin le Magistère recueillera les diverses contributions dans ses enseignements officiels, en conciliant l'attention à la dimension historique et le devoir sacré de ne pas affaiblir la stabilité et la certitude des principes et des normes fondamentaux, et en invitant à l'action cohérente.

Sur ce long chemin, l'Eglise continuera à rendre concrets les enseignements et les valeurs de sa doctrine sociale, en proposant des principes de réflexion et des valeurs permanentes, des critères de jugements et des directives d'action.69