Chapitre V : Directives pour l'action sociale
54. Critères d'action
La doctrine sociale de l'Eglise, en tant que savoir (théorico-pratique) est orientée vers l'évangélisation de la société: elle inclut donc nécessairement l'invitation à l'action sociale en offrant, pour les diverses situations, des directives opportunes118 inspirées par les principes fondamentaux et les critères de jugement,119 éclairés plus haut. L'action suggérée ne se déduit pas à priori une fois pour toutes de considérations philosophiques et éthiques, mais se précise, une fois après l'autre, par le moyen du discernement chrétien de la réalité, interprétée à la lumière de l'Evangile et de l'enseignement social de l'Eglise qui montre ainsi à chaque moment de l'histoire son actualité. Ce serait donc une grave erreur doctrinale et méthodologique que de ne pas tenir compte, dans l'interprétation des problèmes de chacune des époques de l'histoire, de la riche expérience acquise par l'Eglise et exprimée dans son enseignement social. Aussi tous les chrétiens doivent-ils se mettre en face des situations nouvelles avec une conscience formée selon toutes les exigences éthiques de l'Evangile et avec une sensibilité sociale vraiment chrétienne, mûrie par l'étude attentive des diverses déclarations magis-térielles.
55. Respect de la dignité de la personne humaine
L'Eglise dans sa pastorale sociale s'engage pour la pleine réalisation de la promotion humaine. Une telle promotion rentre dans le dessein de la promotion salvifique de l'homme et de la construction du Règne de Dieu, en tant qu'il tend à ennoblir la personne humaine dans toutes ses dimensions, d'ordre naturel et surnaturel. Comme l'enseigne Gaudium et spes, la mission d'évangélisation qui vise le salut, c'est-à-dire la libération définitive de l'homme, requiert une action pastorale diversifiée selon les milieux où elle se réalise: prophétique, liturgique et de charité. L'action pastorale de l'Eglise dans ses relations avec le monde est une action de présence, de dialogue et de service à partir de la foi, dans l'ample et vaste domaine social, économique, politique, culturel, technologique, écologique etc.: elle embrasse, en un mot, tout le panorama des réalités temporelles.
Etant donné le primat de l'homme sur les choses, un premier critère ou norme non seulement de jugement, mais aussi d'action est la dignité de la personne, qui comporte le respect et la promotion de tous les droits personnels et sociaux inhérents à sa nature.
La moralité, la discrimination entre le juste et l'injuste, dépendra de la conformité ou de la non-conformité des lignes politiques et des décisions, des projets et des programmes adoptés par les divers agents sociaux (gouvernants, partis politiques, institutions et organisations, personnes et groupes) avec la dignité de la personne, qui a des exigences éthiques inviolables.
56. Dialogue respectueux
Dans la situation du monde contemporain, les profonds changements survenus dans tous les domaines de l'activité humaine, économique, culturelle, scientifique et technique, ont fait émerger de nouveaux problèmes qui réclament l'engagement de tous les hommes de bonne volonté. Parmi ces problèmes ressortent ceux de la faim, de la violence, du terrorisme national et international, du désarmement et de la paix, de la dette extérieure et du sous-développement des Pays tu Tiers Monde, des manipulations génétiques, de la drogue, de la détérioration de l'environnement, etc.
Dans ce contexte, l'action pastorale de l'Eglise doit s'accomplir en collaboration avec toutes les forces vives et agissantes dans le monde actuel. Il s'en suit qu'un second critère d'action est l'exercice du dialogue respectueux comme méthode appropriée pour trouver une solution aux problèmes, moyennant des accords programmés et efficaces.
57. Lutte pour la justice et la solidarité sociale
Le monde d'aujourd'hui est en outre caractérisé par d'autres " zones de misère "120 et " d'autres formes d'injustices beaucoup plus vastes "121 que celles des époques précédentes, comme la faim, le chômage, la marginalisation sociale, la distance qui sépare les riches — Pays, régions, groupes et personnes — des pauvres. En conséquence, un troisième critère d'action est " la lutte noble et raisonnée en faveur de la justice et de la solidarité sociale ".122
58. Formation aux nécessaires compétences
L'action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. Il est donc juste qu'ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux.123 Des devoirs de non moindre importance à cet égard reviennent donc aussi aux Pasteurs qui doivent aider les laïcs à se former une conscience chrétienne droite et leur donner " lumière et force spirituelle ".124 Il est évident que les Pasteurs ne pourront accomplir cette tâche spécifique que s'ils sont, à leur tour, de bons connaisseurs et défenseurs de la doctrine sociale et que s'ils ont acquis une sensibilité pour l'action en ce domaine, à la lumière de la Parole de Dieu et de l'exemple du Seigneur. En conséquence, un quatrième critère d'action est la formation à ces compétences.
Ce qui compte le plus est que pasteurs et fidèles soient et se sentent unis dans la participation, chacun selon ses propres capacités, compétences et fonctions, dans la diversité des dons et des ministères, à l'unique mission salvifique de l'Eglise. Selon cette vision ecclésiologique, le devoir d'animer chrétiennement les réalités temporelles n'est pas délégué aux laïcs par la hiérarchie, mais surgit de façon innée de leur être de baptisés et de confirmés. En notre temps, on a pris une conscience toujours plus vive de la contribution nécessaire des laïcs à la mission évangélisatrice de l'Eglise. Lumen gentium affirme qu'en certains lieux et en certaines circonstances, l'Eglise, sans eux, ne peut devenir sel de la terre et lumière du monde.125
59. L'expérience des réalités temporelles et l'expérience de la foi
L'identité ecclésiale des laïcs, enracinée dans le baptême et la confirmation, actualisée dans la communion et dans la mission, comporte une double expérience: celle qui se fonde sur la connaissance des réalités naturelles, historiques et culturelles de ce monde et celle qui provient de leur interprétation à la lumière de l'Evangile. Ces expériences ne sont pas interchangeables: l'une ne peut pas remplacer l'autre, mais les deux trouvent leur unité dans leur premier fondement, qui est la Parole de Dieu, le Verbe par qui tout a été fait, et dans leur fin dernière, qui est le Règne de Dieu. Il en résulte qu'un cinquième critère concernant l'aspect méthodologique de l'action est l'usage de la double expérience: celle des réalités temporelles et celle de la foi chrétienne.
Cette méthode utilisée dans l'application de la doctrine sociale de l'Eglise aidera tous les chrétiens, et en particulier les laïcs, à donner à la réalité une plus juste interprétation. Ce faisant, ils pourront voir jusqu'à quel point s'incarnent dans la réalité historique les valeurs humaines et chrétiennes qui définissent la dignité de la personne humaine, relier les principes généraux de la pensée et de l'action dans le domaine social aux valeurs qu'une société doit toujours respecter pour la solution de ses problèmes, posséder une orientation dans la recherche concrète des solutions nécessaires, stimuler le changement ou la transformation des structures de la société, qui se révèlent insuffisantes ou injustes, évaluer avec sagesse les programmes élaborés par toutes les forces vives au plan politique et culturel. De cette manière, sera assuré l'authentique progrès de l'homme et de la société dans une dimension plus humaine du développement, qui ne fasse pas abstraction de la croissance économique mais ne soit pas non plus commandé exclusivement par elle.
60. Ouverture aux dons de l'Esprit
Comme l'on a déjà dit, l'Eglise n'offre pas son modèle propre de vie sociale; elle reste plutôt ouverte à un certain pluralisme de projets et d'hypothèses pour l'action, selon les charismes et les dons accordés par l'Esprit aux laïcs en vue de l'accomplissement de leur mission dans le cadre de la famille, du travail, de l'économie, de la politique, de la culture, de la technique, de l'écologie, etc. Il en résulte que les directives d'action contenues dans la doctrine sociale de l'Eglise prennent une signification particulière selon les caractéristiques spécifiques de l'action à accomplir en chacun de ces domaines. De là, un sixième critère d'action: l'ouverture aux charismes et aux dons de l'Esprit Saint dans l'engagement et dans les choix chrétiens de la vie sociale.
61. Pratique de l'amour et de la miséricorde
La conscience d'être appelée à offrir son service aux réalités sociales a toujours été vive dans l'Eglise, depuis les premiers siècles jusqu'à nos jours. Son histoire en effet est remplie d'œuvres sociales de charité et d'assistance,126 où resplendit le visage d'une communauté pauvre et miséricordieuse, toute tendue à mettre en pratique " le discours sur la montagne ".
Les témoignages de cette conscience pastorale sont innombrables chez les Papes, maîtres de doctrine sociale. Dans leurs documents, ils invitent à améliorer les conditions de vie des travailleurs et encouragent des expériences en ce sens;127 ils recommandent de pratiquer la charité, en l'harmonisant avec la justice;128 ils étendent l'action sociale à tout le domaine temporel;129 ils réclament que l'affirmation des principes, la déclaration des intentions et la dénonciation des injustices soient accompagnées d'une action effective et responsable;130 ils rappellent que sont une preuve de la constante attention de l'Eglise à la question sociale, non seulement les documents du Magistère — conciliaire, pontifical et épiscopal — mais aussi l'activité des divers centres de pensée et d'action, et les initiatives concrètes d'apostolat social dans les Eglises particulières et dans le domaine international;131 ils invitent le clergé, les religieux et les laïcs à s'engager dans " les divers secteurs, œuvres et services " de la " pastorale sociale ".132 De cette conscience sociale émerge un dernier critère d'action qui doit être présent en tous les autres critères ci-dessus mentionnés: la pratique du commandement de l'amour et de la miséricorde en tout ce qui, selon l'esprit de l'Evangile, assigne la priorité aux pauvres.133 Une telle priorité, attestée par toute la Tradition de l'Eglise, a été confirmée avec force par Sollicitude rei socialis. Dans ce document pontifical, on lit en effet qu'" aujourd'hui, étant donné la dimension mondiale qu'a prise la question sociale, cet amour préférentiel, de même que les décisions qu'il nous inspire, ne peut pas ne pas embrasser les multitudes immenses des affamés, des mendiants, des sans-abri, des personnes sans assistance médicale et, par-dessus tout, sans espérance d'un avenir meilleur: on ne peut pas ne pas prendre acte de l'existence de ces réalités. Les ignorer reviendrait à s'identifier au " riche bon vivant " qui feignait de ne pas connaître Lazare le mendiant qui gisait près de son portail (cf. Le 16, 19-31) ".134
62. Lien entre la doctrine sociale et la praxis chrétienne
Dans la conscience de l'Eglise, le lien essentiel qui unit la doctrine sociale à la praxis chrétienne dans les secteurs, les œuvres et les services où l'on cherche à mettre en œuvre les principes et les normes, est évident. En particulier, la pastorale présuppose la doctrine sociale et celle-ci conduit à l'action pastorale comme partie privilégiée de la praxis chrétienne. La présence de l'Eglise dans le monde et son dialogue avec lui pour chercher à résoudre les problèmes complexes des hommes exigent la nécessaire compétence des pasteurs et requièrent donc de leur part une étude sérieuse de la doctrine sociale, accompagnée d'une formation à l'action pastorale et à l'apostolat. Encore une fois, on se trouve devant une exigence précise de programmation adéquate et de bonne organisation de l'enseignement.
63. Conséquences dans le domaine politique
Le fait que l'Eglise ne possède ni n'offre de " modèle " particulier de vie sociale, le fait qu'elle ne soit liée à aucun système politique comme à une " voie " propre à choisir parmi les autres systèmes,135 ne veut pas dire qu'elle ne doive pas former et encourager ses fidèles — et de façon spéciale les laïcs — pour qu'ils prennent conscience de leur responsabilité dans la communauté politique,136 et optent en faveur de solutions et, quand c'est historiquement vérifiable, d'un modèle dont l'inspiration de la foi puisse devenir praxis chrétienne. Les directives de la doctrine sociale de l'Eglise pour l'action des laïcs sont valables aussi bien en matière politique dans les autres domaines de la réalité temporelle où l'Eglise se doit d'être présente en vertu de sa mission évangélisatrice.
La foi chrétienne, en effet, valorise et tient en grande estime la dimension politique de l'existence humaine et de l'activité où elle s'exprime. Il s'en suit que la présence de l'Eglise dans le domaine politique est une exigence de la foi elle-même, à la lumière de la royauté du Christ, qui porte à exclure le divorce entre la foi et la vie quotidienne, "une des plus graves erreurs de notre époque".137 Toutefois évangéliser la totalité de l'existence humaine, la dimension politique y comprise, ne signifie pas nier l'autonomie de la réalité politique, comme celle de l'économie, de la culture, de la technique, etc., chacune dans son ordre.
Pour clarifier cette présence de l'Eglise, il est bon de distinguer les " deux concepts de politique et d'engagement politique ".138 En ce qui concerne le premier concept, l'Eglise peut et doit juger les comportements politiques non seulement en tant qu'ils touchent la sphère religieuse, mais aussi pour tout ce qui regarde la dignité et les droits fondamentaux de l'homme, le bien commun, la justice sociale: tous problèmes qui ont une dimension éthique, considérée et évaluée par l'Eglise à la lumière de l'Evangile, en vertu de sa mission " d'évangéliser l'ordre politique " et, par la même, de l'humaniser totalement. Il s'agit d'une politique entendue dans sa plus haute valeur " sapientielle " et qui est du devoir de l'Eglise toute entière. Par contre, l'engagement politique, dans le sens de décisions concrètes à prendre, de programmes à formuler, de campagne à conduire, de représentations populaires à gérer, de pouvoirs à exercer, est un devoir qui revient aux laïcs selon les justes lois et institutions de la société terrestre dont ils font partie. Ce que l'Eglise demande et cherche à procurer à ses fils, est la possession d'une conscience droite et conforme aux exigences de l'Evangile pour travailler avec sagesse et de façon responsable au service de la communauté.139
Les Pasteurs et les autres ministres de l'Eglise, pour mieux conserver leur liberté dans l'évangélisation de la réalité politique, se maintiendront en dehors des partis et des groupes, qui pourraient engendrer des divisions ou compromettre l'efficacité de l'apostolat, ils n'y apporteront pas non plus de soutiens préférentiels, à moins que dans des " circonstances concrètes et exceptionnelles ne l'exige le bien de la communauté".140
64. Signe de la présence du Règne
Dans le cadre des valeurs, des principes et des normes que l'on a tracé, il apparaît que l'action sociale de l'Eglise, éclairée par l'Evangile, est signe de la présence du Règne de Dieu dans le monde, en tant qu'elle proclame les exigences de ce Règne dans l'histoire et dans la vie des peuples comme fondement d'une nouvelle société; en tant qu'elle dénonce tout ce qui porte atteinte à la vie et à la dignité des personnes dans les comportements, dans les structures et dans les systèmes sociaux; en tant qu'elle promeut la pleine intégration de tous dans la société, comme exigence éthique du message évangélique de la justice, de la solidarité et de l'amour. C'est une action pastorale accomplie par le moyen de la Parole qui transforme la conscience des hommes; par le moyen de l'élaboration et de la diffusion d'une doctrine sociale, intéressée à attirer l'attention et à éveiller la sensibilité de tous — et spécialement de la jeunesse — sur les problèmes sociaux et sur l'exigence évangélique de l'engagement pour la justice en faveur des pauvres et de tous les souffrants; par le moyen enfin d'une action prompte et généreuse qui cherche à répondre aux nombreux problèmes concrets qui rendent plus difficile la vie des personnes et de la société. Ainsi, la Parole éclaire la conscience et les œuvres incarnent la Parole.
65. Conclusion sur la signification et sur le dynamisme de la doctrine sociale
De l'examen de la nature et de la dimension historique de la doctrine sociale de l'Eglise et de ses éléments constitutifs, tels que les principes fondamentaux, les critères de jugement et les directives d'action, on tire la conviction que cette doctrine, tout en constituant déjà un " patrimoine riche et complexe ", suffisamment défini et solide, a encore devant elle de nombreuses étapes à parcourir, selon le dynamisme du développement de la société humaine dans l'histoire.
Par sa condition même, bien qu'étant difficilement définissable en termes rigoureusement scolastiques, la doctrine sociale, dans les paragraphes précédents, se profile cependant, au moins dans ses contours essentiels, avec une clarté suffisante, en se présentant en premier lieu comme "partie intégrante de la conception chrétienne de la vie".141 En effet, on a vu que son incidence dans le monde n'est pas marginale, mais décisive en tant qu'action de l'Eglise, " ferment ", " sel de la terre ", " semence ", et " lumière " de l'humanité.142
Sur la base de ces présupposés, le Magistère de l'Eglise — papal, conciliaire, épiscopal — avec l'apport de l'étude et de l'expérience de toute la communauté chrétienne, élabore, organise, expose cette doctrine comme un ensemble d'enseignements offerts non seulement aux croyants, mais aussi à tous les hommes de bonne volonté, pour éclairer par l'Evangile le chemin commun vers le développement et la libération intégrale de l'homme.