Chapitre IV : Critères de jugement
47. Connaissance
La doctrine sociale de l'Eglise a pour but de communiquer un savoir non seulement théorique, mais aussi pratique et capable d'orienter l'action pastorale. Voilà pourquoi elle offre aussi, outre les principes permanents de réflexion, des critères de jugement sur les situations, les structures, les institutions qui organisent la vie économique, sociale, politique, culturelle, technologique et sur les systèmes sociaux eux-mêmes.103 A ce propos, il ne fait aucun doute que l'estimation des conditions de vie plus ou moins humaines des personnes, l'appréciation de la valeur éthique des structures et des systèmes sociaux, économiques, politiques et culturels, en fonction des exigences de la justice sociale, fait partie de la mission évangélisatrice de l'Eglise.
Pour être en mesure de donner de façon correcte un jugement à cet égard, l'Eglise a besoin de connaître les situations historiques locales, nationales et internationales, et l'identité culturelle de chaque communauté et de chaque peuple. Même si elle se sert ici de tous les moyens fournis par les sciences, il est certain que sa référence principale pour l'approche de la réalité sociale se trouve dans les valeurs fondamentales qui fournissent des " normes de jugement " bien précises pour le discernement chrétien. On ne peut renoncer à ces normes, incluses, selon les déclarations officielles, dans la doctrine sociale et on doit donc les faire connaître et apprécier dans l'enseignement donné dans les Séminaires et dans les Facultés théologiques.
48. Capacité de juger objectivement
Le droit et le devoir de l'Eglise d'émettre des jugements moraux, requiert chez tous les travailleurs pastoraux, ecclésiastiques et laïcs, la capacité de juger objectivement les diverses situations et structures ainsi que les différents systèmes sociaux-économiques. Déjà la connaissance des problèmes sociaux et leur interprétation éthique à la lumière du message évangélique, tel qu'il est exprimé dans la doctrine sociale de l'Eglise, offrent des orientations pour ce jugement, qui doit guider les comportements et les choix chrétiens. Toutefois, le passage du doctrinal au pratique suppose des médiations de nature culturelle, sociale, économique et politique, pour lesquelles sont particulièrement compétents, bien que non exclusivement, les laïcs, à qui revient de développer les activités temporelles de leur propre initiative et sous leur propre responsabilité.
49. Exemples de jugements
De fait, l'examen des documents fait ressortir que la doctrine sociale de l'Eglise contient de nombreux jugements sur les situations concrètes, les structures, les systèmes sociaux et les idéologies. On peut citer quelques cas à titre d'exemple: Rerum novarum parle des causes du malaise des travailleurs, en se référant au " joug " qui leur est imposé par " un petit nombre de richissimes ";104 Quadragesimo anno juge que l'état de la société humaine de son temps est de nature à favoriser la violence et les luttes;105 le Concile Vatican II, en décrivant les déséquilibres du monde moderne, termine sur cette affirmation que ceux-ci conduisent aux défiances, conflits et calamités dirigés contre l'homme;106 Populorum progressio ne craint pas de dénoncer comme injustes les relations entre les pays développés et ceux qui sont en voie de développement;107 Laborem exercens dit qu'aujourd'hui encore divers systèmes idéologiques sont cause de flagrantes injustices;108 Sollicitude rei socialis critique la division du monde en deux blocs (Est-Ouest) et les conséquences négatives qui en résultent pour les nations en voie de développement.109
II est sûr que la formulation de jugements moraux sur les situations, structures et systèmes sociaux ne revêt pas le même degré d'autorité qui est propre au Magistère de l'Eglise quand il se prononce sur les principes fondamentaux. Cependant, parmi les divers jugements, ceux qui ont trait aux manquements envers la dignité humaine ont une grande autorité, parce que liés à des principes et à des valeurs fondés sur la loi divine elle-même.
50. Le péril de l'influence idéologique
Dans le but d'un dialogue plus réaliste avec les hommes, d'une juste ouverture aux différentes circonstances de la vie commune en société et d'une connaissance objective des situations, des structures et des systèmes, l'Eglise, lorsqu'elle émet un jugement, peut se servir de tout " l'apport des sciences ",110 par exemple des données empiriques confirmées de façon critique, en reconnaissant bien cependant qu'il n'est pas de sa compétence d'analyser scientifiquement la réalité et les conséquences possibles des changements sociaux.111 Ceci vaut aussi bien pour l'Eglise universelle que pour les Eglises particulières.
Un critère important pour l'usage des moyens offerts par les sciences sociales est de se rappeler que l'analyse sociologique n'offre pas toujours une élaboration objective des données et des faits: dès le départ en effet, elle peut se trouver déjà assujettie à une vision idéologique déterminée ou à une stratégie politique bien précise, comme on le vérifie dans l'analyse marxiste. Comme chacun sait, le Magistère n'a pas manqué de se prononcer officiellement sur le péril pour la foi chrétienne et pour la vie de l'Eglise pouvant résulter de ce type d'analyse.112
Le danger de l'influence idéologique sur l'analyse sociologique existe aussi dans l'idéologie libérale qui inspire le système capitaliste; en celui-ci, les données empiriques sont souvent soumises par principe à une vision individualiste du rapport économico-social, en contradiction avec la conception chrétienne.113
On ne peut certainement pas enfermer le destin de l'homme à l'intérieur de ces deux projets historiques opposés, car cela serait contraire à la liberté et à la créativité de l'homme. Et en effet l'histoire des hommes, des peuples et des communautés s'est toujours révélée riche et bien " articulée " et les projets des modèles sociaux ont toujours été nombreux aux diverses époques. A ce propos, il est important de préciser que de nombreuses variantes du principe du libéralisme économique, telles qu'elles sont représentées par les partis chrétiens-démocrates ou sociaux-démocrates, peuvent être considérées non plus comme des expressions du " libéralisme " au sens strict, mais comme de nouvelles alternatives d'organisation sociale.
51. Discernement des choix
Mérite une spéciale attention le dialogue de l'Eglise avec les mouvements historiques qui ont cherché à dépasser le dilemme existant entre le capitalisme et le socialisme. Toutefois l'Eglise dans son enseignement social ne prétend pas encourager un système socio-économique et politique alternatif, ni formuler un projet de société bien défini, dans la mesure où cette tâche revient aux groupes et aux communautés auxquels sont assignés des rôles sociaux et politiques. Les chrétiens sont tout de même appelés à y exercer un discernement permanent. Par ailleurs, le dialogue et l'éventuel engagement des chrétiens dans les mouvements " qui sont nés des diverses idéologies mais qui, d'autre part, sont différents d'elles ", devront toujours s'accomplir avec l'attention et avec le discernement critique requis, et toujours en référence au jugement moral prononcé par le Magistère de l'Eglise.114
La mission salvifique de l'Eglise née des enseignements, du témoignage et de la vie elle-même de Jésus-Christ, le Sauveur, implique deux choix inéluctables: l'un pour l'homme selon l'Evangile et l'autre pour l'image évangélique de la société. Sans supposer une " troisième voie "115 face à " l'utopie libérale " et à " l'utopie socialiste ", les croyants doivent toujours opter pour un modèle humanisant des relations socio-économiques, qui soit conforme à l'échelle des valeurs mentionnée ci-dessus. Dans cette perspective, les piliers de tout modèle vraiment humain, c'est-à-dire conforme à la dignité de la personne, sont la vérité, la liberté, la justice, l'amour, la responsabilité, la solidarité et la paix. La réalisation de ces valeurs dans les structures de la société entraîne le primat de l'homme sur les choses, la priorité du travail sur le capital, le dépassement de l'antinomie travail-capital.116 Ces choix en eux-mêmes ne sont pas politiques, cependant ils touchent la sphère politique, et particulièrement le rapport Eglise-politique; ils ne sont pas non plus sociaux-économiques, mais intéressent aussi cette dimension dans le rapport homme-société et Eglise-société. Ainsi il est clair que l'on ne peut se passer du jugement éthique de l'Eglise sur les fondements du système social que l'on veut construire, et sur les projets et programmes concrets de la vie commune en société, où doit confluer aussi l'image de l'homme, et de la société offerte par l'Evangile.
52. Devoirs sociaux des Eglises particulières
Les Eglises particulières sont, dans leurs territoires respectifs, des centres de pensée, de réflexion morale et d'action pastorale y compris dans le domaine social. Elles ne peuvent en effet faire abstraction des problèmes locaux particuliers, qui réclament d'opportunes adaptations comme le montrent de nombreuses lettres d'Evêques et de Conférences Episcopales. Mais pour évaluer à leur juste mesure les situations et les réalités socio-économiques, politiques et culturelles dans lesquelles elles se trouvent, comme aussi pour contribuer efficacement à leur progrès et, si nécessaire, à leur transformation, il importe beaucoup que ces Eglises puisent les principes et les critères de jugement aux sources de l'enseignement social qui sont valables pour l'Eglise universelle.117
53. Nouveaux jugements sur des situations nouvelles
II peut arriver que le changement des situations postule la modification d'un précédent jugement, émis dans un contexte différent. Cela explique pourquoi on ait aujourd'hui dans la doctrine sociale de l'Eglise des jugements différents de ceux d'autrefois, bien que dans la continuité d'une ligne tracée par les principes. De toute façon, il est évident qu'un jugement mûri sur les nouvelles situations, sur les nouveaux modèles de la société et sur ses nouveaux programmes ne dépend pas seulement de la doctrine sociale, mais aussi de la formation philosophique et théologique, du sens politique et du discernement des changements du monde. Tout cela requiert préparation éloignée et prochaine, étude et réflexion, comme il est recommandé en ces " Orientations ".